La possibilité qu’une motion de censure soit proposée avant que le projet de loi de finances pour 2025 ne soit adopté suscite des remous non seulement parmi les responsables politiques, mais également parmi les experts en droit constitutionnel.
« Un budget non voté, c’est une situation d’une gravité inouïe. » Sur le plateau de TF1, Michel Barnier a lancé un avertissement à la classe politique, mardi 26 novembre, tout en s’adressant au public. « C’est l’approbation du budget national qui est en jeu », a souligné le Premier ministre, face à des rumeurs de dépôt de motion de censure menaçant son gouvernement. Le retour du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025 à l’Assemblée nationale, fixé au lundi 2 décembre, pourrait donner aux oppositions l’occasion de faire chuter l’exécutif. Cette situation intervient alors que le gouvernement de Michel Barnier tente de finaliser son projet de loi de finances pour l’année prochaine, actuellement examiné au Sénat après un rejet par les députés.
Le Rassemblement national a intensifié la pression ces derniers jours. « Si aucun changement n’est apporté aux textes, le gouvernement s’expose à la censure », a averti le député Jean-Philippe Tanguy sur RTL. Marine Le Pen, leader du groupe RN, a également mis la barre haut. « Des discussions seules ne suffisent pas », a-t-elle déclaré sur le réseau social X, réagissant à un article évoquant des négociations entre son camp et le gouvernement. La chef des députés La France insoumise, Mathilde Panot, a déjà prévenu le Premier ministre. « Qu’il le veuille ou non, nous porterons la censure contre lui », a-t-elle affirmé, prévoyant de déposer une motion de censure avec ses alliés du Nouveau Front populaire sur X. « La censure est l’unique arme à ma disposition », a déclaré Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, sur 42mag.fr.
Une amplification des enjeux
Dans les rangs du « socle commun », cette coalition de députés de l’ex-majorité présidentielle et de la droite qui appuient le gouvernement, le ton est à l’amplification des enjeux. « Renverser le gouvernement serait un coup dur, enverrant un message désastreux aux marchés », regrette un député macroniste « très préoccupé ». « Nous vivons un moment extrêmement grave, crucial pour la nation. La France est à un tournant », a déclaré Maud Bregeon, la porte-parole du gouvernement, sur 42mag.fr.
L’ex-Premier ministre Edouard Philippe, leader du parti Horizons, a affirmé sur RTL le 19 novembre qu’une « crise financière » s’ensuivrait d’une crise politique si le gouvernement était censuré. « Il se déclencherait une tempête et des turbulences sévères sur les marchés financiers », a également prédit Michel Barnier sur TF1. Élisabeth Borne, ancienne cheffe du gouvernement, a adopté le même ton dramatique dans l’émission « Quelle époque ! » :
« Si le budget de la Sécurité sociale n’est pas voté, votre Carte vitale ne fonctionnera plus et les retraites ne seront plus versées. »
Elisabeth Borne, ex-Première ministresur France 2
Un scénario sombre que les oppositions contestent vigoureusement. « Ce sont des affabulations. (…) Il n’a jamais été question de bloquer le pays », a rétorqué André Chassaigne, leader des députés communistes, lors d’une conférence de presse. « Il n’existe aucun risque de ‘shutdown’ dans nos institutions », a martelé Marine Le Pen dans Le Figaro. « Un ‘shutdown’ n’est pas envisageable en France », a réaffirmé Mathilde Panot.
« Même en cas de censure, les impôts seraient prélevés, les fonctionnaires rémunérés, les pensions versées, et les soins médicaux remboursés. »
Marine Le Pen, présidente du groupe RN à l’Assemblée nationaledans « Le Figaro »
Le terme « shutdown » fait directement mention à un phénomène observé aux États-Unis où une loi, l’ »Anti-Deficiency Act », établie en 1884, interdit aux agences fédérales d’engager des dépenses sans l’accord préalable du Congrès. En cas de blocage budgétaire, des centaines de milliers de fonctionnaires se trouvent en chômage technique. Ce phénomène s’est produit à plusieurs reprises, avec un record de 35 jours de « shutdown » sous Donald Trump entre 2018 et 2019.
Trois hypothèses envisagées
Une telle situation pourrait-elle se produire en France si le gouvernement était censuré avant ou pendant le vote du budget ? « Nos textes sont bien rédigés, notre Constitution et nos règles nous protègent (…). Aucun scénario catastrophe n’est possible », a affirmé Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, sur Sud Radio. « C’est presque irréalisable. Il faudrait qu’aucun projet de loi ne soit proposé. Or, il y en a un », a confirmé Benjamin Morel, maître de conférences en droit public.
« La possibilité de ne pas avoir de budget d’ici la fin de l’année est réelle. Ce serait sans précédent sous la Ve République ! »
Benjamin Morel, constitutionnalisteà 42mag.fr
Selon lui, trois scénarios sont envisageables. Tout d’abord, un nouveau gouvernement pourrait reprendre le projet de loi de finances car « le texte demeure, même si le gouvernement est renversé ». Ce nouvel exécutif devrait alors s’assurer que le projet soit voté avant le 31 décembre, date à laquelle le président de la République doit le promulguer.
Un gouvernement démissionnaire pourrait également reprendre le texte ou en proposer un nouveau « dans un souci de continuité nationale », suppose le constitutionnaliste Thibaud Mulier, enseignant-chercheur. Cependant, politiquement parlant, cette option semble peu probable. « Michel Barnier, à la tête d’un gouvernement démissionnaire, ne pourrait plus recourir au 49.3, il serait donc préférable de nommer rapidement un nouveau Premier ministre capable d’engager sa responsabilité », note Benjamin Morel.
La deuxième hypothèse envisage qu’un nouveau gouvernement ou un gouvernement démissionnaire utilise des ordonnances pour le budget à partir du 21 décembre. « Si le Parlement ne se prononce pas dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance », stipule l’article 47 de la Constitution. La version finale serait celle adoptée par la dernière chambre saisie, principalement le Sénat, précise Morel.
« Sur le plan juridique, les ordonnances sont possibles mais politiquement, cela générerait des conflits. »
Benjamin Morel, constitutionnalisteà 42mag.fr
Enfin, dernier scénario : séparer le projet de loi de finances en deux parties, les dépenses et les recettes. « Le volet des dépenses pourrait se faire par ‘douzièmes provisoires’, un texte législatif permettant de renouveler mensuellement les dépenses. Cependant, cela ne peut durer indéfiniment. Les recettes nécessiteraient un vote du Parlement pour permettre au gouvernement de les prélever temporairement. Une loi de ce type a été utilisée en 1980 après que le Conseil constitutionnel a censuré le budget », explique Benjamin Morel.
Un pas vers l’incertitude
L’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances détaille cette procédure. « Cela permettrait de lever l’impôt dès le 1er janvier, mais ce scénario, bien que possible, nécessiterait tout de même de voter une loi de finances en 2025 et n’entraînerait pas un ‘shutdown’ comparable à celui des États-Unis », explique Thibaud Mulier. « Le gouvernement peut demander au Parlement une loi spéciale pour le prélèvement des impôts dès le 1er janvier, et un décret peut renouveler les dépenses afin de payer les fonctionnaires, les retraités, etc. », a assuré Yaël Braun-Pivet sur Sud Radio.
Cette hypothèse a été discutée par le Premier ministre sur TF1 mardi soir. « Si le gouvernement tombe, des mesures urgentes seraient prises avec le Parlement pour assurer les paiements. Mais, cela ne garantirait pas le financement de l’année entière en 2025, ni la stabilité nécessaire pour éviter une crise et regagner la confiance des marchés financiers, ni de redémarrer le processus », a averti Michel Barnier. « Nous devrions voter à nouveau. Cela relève d’une complète irrationalité », a déclaré un ministre influent à France Télévisions récemment. L’incertitude politique est à son comble actuellement.