La situation désespérée en Syrie est un vibrant hymne à l’inaction internationale : à la fin, tout le monde aura du sang sur les mains. Est-ce là une juste récompense d’une épouvantable partie de RISK à échelle géopolitique ? A défaut de comprendre le chaos de la situation, est-il encore possible d’élucider les (dé)motivations des acteurs ?
« Le chaos est un fond de commerce comme un autre »
L’actuelle balkanisation du Proche-Orient est un doux euphémisme. Nous assistons à un long processus de fragmentation politique qui est en train de balayer cette sphère et qui ne risque pas de s’arrêter de sitôt. Après les tribulations américaines en Irak, les révolutions populaires qui secouent encore la Tunisie et l’Égypte ressemblent à des kermesses d’écoliers en comparaison avec le merdier syrien. Ce pays qui s’entredéchire, autrefois considéré comme un îlot de stabilité dominé par le clan Al-Assad, est devenu un champ de mines interreligieux qui éparpille tout un peuple. La question n’est plus quand cela va se terminer ni qui va l’emporter, mais pourquoi le monde fait tout pour ne rien régler ?
Le premier postulat est aussi le plus simple à comprendre : les puissances dépositaires de l’ordre international, à savoir le Conseil de Sécurité de L’ONU, sont manifestement dépassées par les événements. Ce n’est pas une situation inédite dans la mesure où ces mêmes puissances se trouvaient dans un désarroi similaire lors de la chute du mur de Berlin : admirable impréparation face au basculement politique régional, tentatives d’improvisation pour colmater les brèches diplomatiques et remplacement du sens de l’initiative par l’opportunité. Le délitement du bloc de l’Est a provoqué des changements radicaux dans les doctrines stratégiques, notamment américaine, mais a aussi fait émerger des décombres une Europe en quête d’élargissement mais encore hésitante dans son ambition. Si le spectre de la guerre a épargné l’Europe dans ses grandes largeurs, l’explosion de l’ex-Yougoslavie restera dans les mémoires comme une page sombre de l’histoire récente.
Jusqu’à quel point peut-on transposer les deux contextes ? On y retrouve la fièvre de peuples épris de liberté, des systèmes despotiques arrivés à date de péremption et enfin la tabula rasa appelant une redistribution des cartes. Le Proche-Orient n’est pas éloigné de cette Europe orientale des années 1990. Ce que l’on pensait être un ensemble homogène de nations soumises à long terme constitue en fait un Rubik’s cube géopolitique : des pièces multiples soudées les unes aux autres mais qui ne savent se mélanger sans vous péter à la gueule. Le point d’équilibre, la Paix, n’a jamais représenté une quête acharnée des grandes puissances, davantage occupées à sécuriser leurs intérêts propres. La Paix finit par se pointer d’elle-même une fois dissipée la fumée noire des obus, quand les cieux permettent la reprise normale du business.
No One Is Innocent
Le chaos est un fond de commerce comme un autre. Le traitement de l’affaire syrienne (une bonne vieille guerre civile ni plus, ni moins) démontre que la volonté des états prédominants est à la fois opaque et peu louable. La Fédération de Russie, par exemple, fait dépêcher des navires de guerre comme à la bonne époque de la guerre de Crimée, sauf qu’il n’y a pas grand monde à combattre, du moins directement. C’est cette vieille obsession de maintenir des accès aux mers chaudes qui motive la marine russe à souquer ferme en Méditerranée. La raison officielle invoquée est de « participer éventuellement à l’évacuation des citoyens russes », mais il est possible que le Kremlin poursuive des buts autrement plus confidentiels. L’agenda de la fédération de Russie pourrait se résumer aux axes suivants :
- Couper l’herbe sous le pied de l’Alliance Atlantique, qui tente de « piloter » les changements politiques au Proche-Orient sous couvert des résolutions onusiennes. Pour rappel, les Russes ont été fortement contrariés par le coup de Trafalgar des occidentaux qui avaient « arnaqué » Moscou et leurs alliés « souverainistes » (Chine et Inde) pour se débarrasser de la clique de Kadhafi.
- Colmater autant que possible la perte d’influence de la Russie dans la région, vécue comme une hémorragie géostratégique : la fin de Bachar est aussi inacceptable pour Poutine que pour les Iraniens, ceux-là perdraient un allié de poids face aux nouveaux dirigeants islamistes sunnites qui constituent paradoxalement des alliés objectifs de l’Occident. Pour Téhéran, il ne subsisterait plus que le Hezbollah libanais pour tenter de peser sur les débats régionaux.
- Préserver un semblant de crédibilité dans la mesure où Poutine promet depuis longtemps à son électorat le retour de la Sainte-Mère Russie sur la scène internationale, capable d’infléchir les équilibres mondiaux comme aux belles heures de l’Union Soviétique. Conception surannée mais tellement ancrée dans l’imaginaire des élites moscovites qui ne veulent pas laisser le « copain » chinois mener la danse grâce à la profondeur de son portefeuille.
Les Russes détestent de toute façon qu’on leur force la main, y compris s’ils avouent à demi-mot que leur positions peuvent converger avec ceux qui estiment que le régime d’Assad est condamné à disparaître. Quand Mme Clinton invite son homologue à convaincre Bachar de quitter le pouvoir volontairement, celui-ci fulmine. Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, défend bec et ongle le jeu d’alliance de son pays et va jusqu’à décorer le président syrien du titre de « défenseur des minorités » contre une rébellion qui promet une « épuration ethnique en lieu et place de la démocratie. » Si bien que Moscou demeure malgré tout en embuscade et risque de se montrer plus agressif dans son interaction avec l’Occident : ce ne sont pas les Américains qui vont prendre cher mais potentiellement l’UE désunie. La Russie a des arguments immédiats (approvisionnement du gaz par exemple) pour montrer les dents si jamais l’Europe et ses partenaires franchissent la ligne jaune à leurs yeux. Reste la Realpolitik à la sauce Russe pour sauver les apparences : Poutine admet que « la famille Assad a fait son temps » à la tête du régime syrien, mais persiste à soutenir ce régime chancelant contre toute logique. A en croire Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS, « la position russe semble ressortir davantage de facteurs psychologiques que de considérations concrètes. »
Looking for Barack
L’Oncle Sam serait-il devenu neurasthénique à l’évocation du Proche-Orient ?
Au même moment à Washington, on s’en tamponne gentiment. Obama, réélu dans un fauteuil en novembre 2012, reste aux abonnés absents quand il s’agit du Proche-Orient : une partie de la presse américaine le considère « AWOL », ce qui vaut un abandon de poste coupable mais symptomatique d’une Amérique éreintée par ses équipées guerrières en Irak et en Afghanistan. L’administration US ne sait plus s’embarrasser de complications dans une région qu’elle croit avoir libérée de ses démons et qui persiste à la conchier sans retenue. Au moment où Mme Clinton se remet d’une commotion cérébrale, c’est le spleen au Département d’État. Cette formidable machine géopolitique présente désormais des signes graves de déclin : l’Oncle Sam serait-il devenu neurasthénique à l’évocation du Proche-Orient ? L’attaque du consulat américain à Benghazi le 11 septembre 2012, qui a coûté la vie à quatre Américains, dont l’ambassadeur Chris Stevens, est symptomatique d’une diplomatie qui ne sait plus où mettre les pieds. Obama avait même reconnu un « énorme problème de sécurité » de la mission diplomatique en Libye, qui devient un terrain de jeu ouvert aux groupuscules islamistes.
Aussi, les Ricains se retrouvent fort marris d’avoir pieds et poings liés dans les soubresauts syriens : ils souhaitent rationnellement la chute d’un régime client des Russes et partenaire stratégique de l’Iran, puis se retrouvent à adouber une opposition hétéroclite et gravement infectée par les salafo-djihadistes sans frontières. L’un des groupes terroristes les plus significatifs est Jabhat Al-Nosra (une filiale d’Al-Qaeda en Irak), dénoncé comme tel par James Clapper, actuel Directeur du renseignement national américain, sans grand effet sur le financement et la logistique offerts par les monarchies du Golfe. On se souvient que même au plus fort des combats de « pacification » en Irak, les Américains se bagarraient pour conserver l’initiative. En Syrie, ils n’existent plus symboliquement ou ne veulent plus qu’on les mêle à cette lointaine pagaille. Il y a bien une grosse base de l’US Air Force à Inçirlik en Turquie, mais ce sont des soldats allemands et les Néerlandais qui installent les missiles Patriot censés dissuader le régime d’Al-Assad d’enquiquiner le Turc. Mais tout le monde le sait pourtant, faut pas emmerder le Turc.
Trouble everyday
Les officiels à Ankara sont extrêmement nerveux sur la question depuis qu’un village frontalier a essuyé des tirs de mortiers « accidentels » depuis la Syrie, imputés aux forces loyalistes syriennes. En première ligne avec une frontière considérable incluant quelques portions du pays Kurde dissident, la Turquie monte au créneau : « Au lieu de critiquer le système (de missiles antimissiles Patriot dont la Turquie se dote), l’Iran devrait dire ‘stop’ au régime syrien qui a de manière continue opprimé son propre peuple et provoqué la Turquie par des violations de (sa) frontière »,a déclaré le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Le projet international turc tel que dicté par le premier ministre et leader de l’AKP, Recep Tayyip Erdoğan, est de favoriser autant que possible l’émergence de gouvernements islamistes conservateurs (étrangement proches du schéma politique de la démocratie-chrétienne d’après-guerre). Le but est d’oblitérer au maximum les velléités de l’Iran dans sa revendication militante des malheurs de peuples du Proche-Orient.Ankara veut être la référence politique régionale, quitte à affronter Téhéran sur un terrain neutre.
« La Syrie est devenue pour les Iraniens un terrain de confrontation indirect avec les monarchies sunnites du Golfe »
L’Iran qui s’est justement retrouvé aux premières loges avec ses Gardiens de la Révolution envoyés comme « consultants » en répression de révolte populaire. La recette avait tellement bien fonctionné en 2009, à la suite des élections présidentielles iraniennes entachées de fraude massive, que les Pasdaran de la « Force Qods » ont cru que le bâton appuyé quotidiennement sur les manifestants syriens allait infléchir leur volonté. Les clients à la tête du régime Baasiste les ont suivis à leur dépends. Question propagande, le patron des Pasdaran se justifie ainsi : « Nous sommes fiers (…) de défendre la Syrie qui est un élément de la résistance », contre Israël notamment, observateur discret mais vigilant depuis le plateau du Golan. Il est cependant remarquable que l’Iran s’implique aussi fortement, en engageant la Force Qods, corps d’élite de la République islamique pour les opérations extérieures, officielles ou clandestines.
Comme évoqué plus haut, il est en effet difficile pour l’Iran d’abandonner un allié de poids comme Damas. Les deux régimes n’ont pas grand chose à voir l’un avec l’autre, mais les intérêts stratégiques convergent notamment au Liban et en Irak. Aujourd’hui, la Syrie est devenue pour les Iraniens un terrain de confrontation indirect avec des ennemis objectifs comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar, monarchies sunnites antagonistes. Ces royaumes subventionneraient à fonds perdus les groupements du Jihad international pour mettre la pression à distance au régime des Mollahs dans l’espoir de réduire grandement son influence dans la région en attendant une improbable déconfiture. Aussi, l’Iran s’accroche autant que possible à la branche syrienne en proposant une solution politique à la crise mais continuent de parier sur une hypothétique victoire militaire de Bachar Al-Assad. Rien n’est moins sûr, or ce sont bien des missiles iraniens qui pleuvent sur la rébellion et les civils.
A ce jour, l’ONU estime que presque 60.000 personnes, en majorité des civils, ont laissé la vie depuis mars 2011. Dans cette fosse commune, personne ne tient vraiment la laisse : des hommes redevenus chiens se dévorent entre eux pendant que d’autres chiens mieux nourris spéculent, vendent les armes et savourent le spectacle. Homo homini lupus est.