Libération est décidément au taquet en cette période faste où les débats sociétaux, du Mariage pour tous à la libéralisation du cannabis, servent de cache-sexe à l’inexorable progression des inégalités. Dernier exemple avec la tribune de la « philosophe porno punk » espagnole, Beatriz Preciado, énigmatiquement intitulée « Qui défend l’enfant queer ? »
Établir un parallèle entre une large frange de la France, allant des extrémistes illuminés de Civitas à la très mesurée Sylviane Agacinski, et le régime franquiste espagnol, il fallait oser. C’est ce que fait pourtant Beatriz Preciado dans sa tribune publiée dans Libération, confondant les inquiétudes – très diverses – d’une partie des citoyens de l’hexagone et la dictature cadenassée et ultra catholique du Caudillo. Remettant en cause notre supposée rétrograde société vivipare, où la procréation reste l’apanage principal d’un père et d’une mère – quelle folie ! – elle en profite pour vouloir inscrire dans la norme la théorie Queer chère à Judith Butler et inspirée de Simone de Beauvoir, selon laquelle, « on ne naît pas femme, on le devient ». Elle en profite surtout, au prétexte de dénoncer un conditionnement biopolitique – dont on ne peut nier l’existence –, pour promouvoir la recherche de l’identité sexuelle dès le plus jeune âge, s’appuyant sur la différenciation entre le sexe dans sa considération anatomique et le genre tel qu’il peut être perçu psychologiquement.
À la lecture de cette tribune renversante, on peut être certain que la pauvreté n’a pas fini de prospérer, tandis que les revendications les plus baroques s’étalent comme des baselines marketing à la une des principaux quotidiens d’une gauche délestée de toute préoccupation sociale. Récemment, une autre tribune, dans Le Monde, chantait les louanges du « trouple », ringardisant le Mariage pour tous et le combat LGBT dans la célébration sans nuance de la partouze universelle. Dans les vannes ouvertes par le débat – car oui, il y a un débat – législatif qui s’annonce, chacun désormais s’engouffre, porteur de son effarant « progressisme » tendance poisson d’avril, à grands jets de liquide séminal et d’érection transgenre, embrigadant désormais, avec Beatriz Preciado, enfants et nourrissons en vue de la grande bacchanale libertaire.
Qu’importe que les chômeurs crèvent la dalle avant qu’elle ne les recouvre au cimetière, que les mères célibataires démunies s’abreuvent aux larmes de leur détresse, que les profits des uns sonnent le glas de la survie des autres. Qu’importe, puisque l’essentiel consiste à tuer l’hydre pestilentielle de la dictature « hétérocrate » et à investir toutes ses forces dans la défense de « l’enfant queer ».
On a beau être notoirement gay friendly, soutenir le projet de loi pour le Mariage pour tous, bien qu’hermétique pour soi à l’idée même d’union contractualisée (les pauvres, s’ils savaient), avoir fréquenté les locaux de Gai Pied, avoir dénoncé tous les douteux amalgames homophobes qui suintent parfois des pores les plus rétrogrades de la société, on en arrive à un stade où il faut bien confesser une très très grosse fatigue. Avec des ennemis de cette espèce, Frigide Barjot et ses grenouilles de bénitiers peuvent savourer leurs futures victoires et poser un cierge de remerciement à Notre Dame des Glandes.
« Les enfants : des subjectivités politiques irréductibles à une identité de genre, de sexe ou de race ? »
Réduire la réduction
On y vient donc à cette tribune en défense de… « l’enfant queer ». A travers son expérience personnelle de petite fille ayant très vite découvert son homosexualité dans la sombre Espagne catholique et moraliste de Franco, Beatriz Preciado tire des conclusions à la truelle, considérant que toute opposition au Mariage pour tous en vient à « maintenir le droit de discriminer, punir et corriger toute forme de dissidence ou déviation, mais aussi pour rappeler aux parents d’enfants non-hétérosexuels que leur devoir est d’en avoir honte, de les refuser, de les corriger. » Et de défendre « le droit des enfants à ne pas être éduqués exclusivement comme force de travail et de reproduction », « le droit des enfants à ne pas être considérés comme de futurs producteurs de sperme et de futurs utérus », « le droit des enfants à être des subjectivités politiques irréductibles à une identité de genre, de sexe ou de race. » Ça tape, bien que l’on ignorât, jadis soi-même enfant et aujourd’hui parent soudainement affreusement culpabilisé par ces mots, que notre charmante et féminine progéniture fut exclusivement destinée à la fonction de futur utérus, dans l’unique réduction à son identité. À ce strict titre, les 80 et quelques pourcents de Françaises ayant une activité professionnelle et l’intégralité de celles ayant en outre passions et combats autres que genrés apprécieront. Les hommes, n’en parlons même pas. La réduction au « non-genre » est aussi une réduction. L ‘hyper sexualisation de l’enfance, quant à elle, flirte avec le crime.
« Oh oui, gouverne-moi encore ! »
Là où les choses se corsent encore, c’est lorsque que nous comprenons, à travers les mots de la compagne de la romancière Virginie Despentes, que, finalement, le concept même de père et de mère en revient de fait, et malgré soi,« à opprimer les minorités sexuelles et de genre ». Diantre ! Battons-nous à nouveau la coulpe de notre indigne paternité, ayant conduit à une procréation naturelle avec le concours démoniaque d’une femme, qui, la pauvresse, s’ignorait, dans sa joie trompeuse, réduite à la seule fonction d’utérus. C’est du même tonneau que de se faire traiter d’antisémite au prétexte d’avoir émis une critique à l’encontre de Simone Veil, pour sa présence à la manifestation hostile à la loi en gestation : c’est du vécu. Et se retrouve encore, en de tels anathèmes, l’alliance de circonstances entre tous les extrémistes, libéraux de préférence, qui font du point Godwin l’innocente balle de ping-pong dans le match stérile où s’affrontent leurs fixettes identitaires, sous l’œil incrédule du citoyen lambda, honteusement davantage tourné vers le spectre de la crise plutôt que vers celui du genre.
La suite devient davantage ubuesque à travers cette phrase difficilement attribuable à une adulte : « L’enfant est toujours un corps à qui on ne reconnaît pas le droit de gouverner. Permettez-moi d’inventer, rétrospectivement, une scène d’énonciation, de faire un droit de réponse au nom de l’enfant gouverné que j’ai été, de défendre une autre forme de gouvernement des enfants qui ne sont pas comme les autres. » On va y aller doucement. Il est effectivement scandaleux que l’enfant, découvrant avec les ans sa sexualité, soit discriminé, proscrit, contrarié au prétexte de se constater homosexuel, penchant effectivement « naturel » puisqu’il se trouve dans la nature (n’en déplaise aux dévots ayant pris cette nature en otage), existant depuis la nuit des temps et touchant la plupart des espèces vivipares. Mais comment dire ? Le principe même de l’enfance au regard de l’adulte est justement d’être gouverné par ce dernier. Et le verbe gouverner est ici entendu en ce qu’il indique un chemin dans la vie ; non pas une orientation sexuelle, mais un chemin.
« Généralisons un bon coup et concluons-en donc que les parents ne servent finalement pas à grand-chose, à plus forte raison s’ils sont hétérosexuels. »
« Une autre forme de gouvernement », donc ? On imagine aisément qu’il s’agit là d’une absence de gouvernement où toutes les aspirations de l’enfant auraient force de loi. Si on étend le champ du concept – et pourquoi ne le ferait-on pas ? –, on en revient irrémédiablement, outre à rappeler des slogans aussi puissants que « il est interdit d’interdire », à demander à l’enfant de se démerder globalement dès sa sortie du ventre de sa mère venue au monde, par quelque procédé connu ou inconnu à ce jour. Après tout, pourquoi atrocement le gouverner concernant son alimentation, ses études, son rapport aux autres ? Pourquoi finalement cette grotesque revendication de l’adoption ou de la PMA suivie de parentalité, alors que l’enfant pourrait se gouverner lui-même à distance de quelconques parents ? Encore un truc de vieux cons eux-mêmes conditionnés par une société où l’arbitraire est la norme. Il faut dire que Beatriz Preciado confesse : « Ce que protégeaient mon père et ma mère, ce n’était pas mes droits d’enfant, mais les normes sexuelles et de genre qu’on leur avait eux-mêmes inculquées dans la douleur, à travers un système éducatif et social qui punissait toute forme de dissidence par la menace, l’intimidation, le châtiment, et la mort. J’avais un père et une mère mais aucun des deux ne put protéger mon droit à la libre autodétermination de genre et de sexualité. » Généralisons un bon coup et concluons-en donc que les parents ne servent finalement pas à grand-chose, à plus forte raison s’ils sont hétérosexuels, puisqu’ils auraient été conditionnés au point de ne pouvoir éduquer en juste connaissance de cause.
Echange doudou contre fluide sexuel
Mais le morceau de bravoure arrive maintenant, effrayant, contradictoire, paradoxal. Certes, nombre d’enfants découvrent plus tôt qu’il n’y paraît leur orientation et leur identité sexuelle profonde et ce constat peut occasionner des questions et des troubles face auxquels les parents ne sont pas toujours armés. Mais comment peut-t-on écrire : « Qui défend les droits de l’enfant à changer de genre s’il le désire ? Les droits de l’enfant à la libre autodétermination de genre et de sexualité ? (…) Un enfant qu’on prive de toute force de résistance, de toute possibilité de faire un usage libre et collectif de son corps, de ses organes et de ses fluides sexuels. » Qui ? Personne ! Comment affirmer, comme le fait l’auteur de la tribune, « la biopolitique est vivipare et pédophile », et asséner une telle atrocité ? De quels enfants parle-t-on ? On préparerait donc l’enfant longuement à se déterminer, pesant le pour et le contre de chaque chose en tout domaine de la vie, et on l’encouragerait gentiment, dès son plus jeune âge, à changer de sexe au premier doute sur la considération intime de son genre au nom d’un prétendu progressisme ? Nicolas Sarkozy voulait pister les futurs délinquants dès l’école maternelle, nous voilà, au nom de la préservation de l’enfance à finalement aller dans le même ordre de raisonnement, même si c’est là, non dans un réflexe eugéniste pour contrevenir à une tendance déterminée, mais pour l’encourager.
Bien sûr, on comprend que ce propos n’est pas ouvertement un appel à la pédophilie, mais il inscrit d’entrée l’enfant dans le cadre d’une sexualité qui n’aurait pas le temps de maturer, sans préservation, dans l’effrayante tentation du changement de sexe sous le coup du doute et à la merci d’adultes transposant d’emblée sur lui leurs propres obsessions et frustrations.
Il ne s’agit pas de contrecarrer le désir de l’enfant, de le frustrer ou d’amender son éventuelle sexualité. Il s’agit encore moins d’imposer le rose aux filles et le bleu au garçon, les questions ménagères aux premières et les questions mécaniques aux seconds, mais seulement de les laisser grandir et appréhender la question globale de la sexualité. Nous parlons d’enfants, dont l’éveil au monde est long, complexe et changeant, et ne recueillons que le discours d’une adulte qui, utilisant ses crispations identitaires, liées à des souffrances individuelles – qui existent vraiment – propose un modèle de société plus effrayant que celui qu’elle dénonce, où l’enfant serait trop vite lancé dans le grand bain d’une orientation sexuelle dont il ne maîtrise pas les paramètres, pas davantage que les autres sujets.
Il est loin le temps de l’appel à la reconnaissance et au respect de la différence. Sous prétexte d’une respectable quête de droits identiques pour tous, dans un cheminement commun sous l’œil protecteur de la République, certains ouvrent la porte à une tentative quasi terroriste de renversement et de réappropriation de la norme et de la domination, comme si l’humanité s’avouait définitivement inapte à vivre en liberté et en bonne intelligence. Beatriz Preciado n’écrivait-elle pas dans son livre Testo Junkie que les femmes doivent rendre les hommes « économiquement dépendants et les traiter sexuellement comme une pute ou comme une reine, mais toujours de manière aléatoire, uniquement en fonction de nos propres désirs », comme le rappelait justement… Libération. Pas vraiment matière à dénoncer la société patriarcale et ses travers… Encore moins quand elle avoue : « Depuis l’enfance, je me vis avec une bite fantasmatique d’ouvrier. Je réagis à tous les culs que je vois bouger. » En soi, cela ne nous pose pas de problème en termes sexuels, mais bien davantage quand on prétend à une évolution de la société et non pas à un reversement du processus de domination sur un modèle pré-existant. Quant au cliché plein de mépris de classe (voire davantage) de la « bite d’ouvrier », on en laissera l’appréciation au lecteur, rappelant juste que Beatriz Preciado aura incidemment rappelé ici qu’elle est issue de la haute bourgeoisie et n’a jamais su s’en extraire. Sans doute est-il plus difficile de changer de classe sociale que de genre…
« Je ne dis pas que l’antiracisme et l’antisexisme ne sont pas de justes causes. Plutôt qu’elles n’ont actuellement rien à voir avec des politiques de gauche, et que c’est dans la mesure où elles s’y substituent qu’elles peuvent être nocives. » Walter Ben-Michaels
Qui baise dîne ?
À force de défendre tous les enfants des niches marketing de la revendication à l’heure de l’ultra-libéralisme, dans le culte normé de la consommation distinctive et identitaire, on en oublie que chaque jour la précarité gagne et fait peser le même poids d’indignité sur toutes les générations qui la subissent. C’est elle qui conduit à la plus grande privation de droit et, finalement, tout le monde semble s’en satisfaire, tremblant pourtant de figurer bientôt sur la liste des oubliés d’un système où la différence est une économie et l’argent la seule valeur louable. Parce qu’aussi nobles soient certains combats pour l’égalité, leur négation de la question sociale rend la société plus inégalitaire.
Comme l’écrivait justement Walter Benn-Michaels, l’auteur de La Diversité contre l’égalité : « La question évidente est : comment comprendre le fait qu’il y ait eu autant de progrès dans un domaine (le sociétal, ndlr) pendant que nous reculions dans d’autres ? Une réponse presque aussi évidente est que les domaines dans lesquels nous avons progressé sont ceux qui sont en accord avec les valeurs profondes du néolibéralisme, et que ceux dans lesquels il n’y a pas eu de progrès ne le sont pas. Concrètement, la croissance simultanée de la tolérance à l’égard des inégalités économiques et de l’intolérance face au racisme, au sexisme et à l’homophobie est une caractéristique fondamentale du néolibéralisme. Ce qui explique les extraordinaires avancées dans la lutte contre les discriminations et les difficultés à en intégrer les acquis dans une politique de gauche. Les inégalités croissantes du néolibéralisme n’étant pas causées par le racisme ou le sexisme, elles ne seront donc pas réduites par l’antiracisme ou l’antisexisme – qui, d’ailleurs, ne les vise pas. Je ne dis pas que l’antiracisme et l’antisexisme ne sont pas de justes causes. Plutôt qu’elles n’ont actuellement rien à voir avec des politiques de gauche, et que c’est dans la mesure où elles s’y substituent qu’elles peuvent être nocives. »
Tout est là : dans un système où le renversement des valeurs a conduit de manière surréaliste à un accroissement de la tolérance à l’égard de la plus inique des sources de discriminations, la pauvreté, l’imaginaire restera intarissable en nouvelles causes exutoires à même d’étouffer la culpabilité. Un jour, pourtant, la lumière se fera sur cette supercherie, tandis que la rage submergera et renversera cette forfaiture du libéralisme.
D’ici là, réjouissons-nous, tout va bien, pendant que la crise continue de gagner du terrain, le premier mariage à trois a été célébré au Brésil.