À partir de lundi, treize accusés, incluant un ancien chef d’État français, se présentent devant le tribunal correctionnel de Paris pour être jugés. L’affaire tourne autour d’un « pacte de corruption » supposément établi avec l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.
Fin 2007, la France prévoit avec faste l’accueil de Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen de l’époque, ce qui suscite l’indignation de Rama Yade, secrétaire d’État aux Droits de l’homme. Elle compare cette visite à un funeste « baiser de la mort ». Ses mots prennent un sens particulier quelques années plus tard. En mars 2011, juste avant d’être tué par des rebelles, Kadhafi prétend que c’est grâce à lui que Nicolas Sarkozy a été élu président, financé par la Libye. Aujourd’hui, quatorze ans plus tard, Sarkozy et douze autres personnes doivent s’expliquer devant la justice dans le cadre du procès sur le supposé financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007.
Ce procès débute le lundi 6 janvier au tribunal correctionnel de Paris et va durer quatre mois. Il vise à mettre en lumière le prétendu « pacte de corruption » entre le candidat de l’UMP et le dirigeant libyen aux grandes richesses. Une décennie d’enquête a permis aux juges de penser que des éléments solides soutiennent cette histoire, digne d’une intrigue d’espionnage.
Comment l’affaire a-t-elle démarré ?
Les accusations de Kadhafi et de son fils Seif al-Islam, qui ont émergé lors de la chute du régime libyen en 2011, se précisent l’année suivante. Le 28 avril 2012, entre les deux tours de la présidentielle française, Mediapart divulgue un document officiel de Libye, datant de décembre 2006. Ce document signale un accord de financement de la campagne présidentielle 2007 de Nicolas Sarkozy à hauteur de 50 millions d’euros. Cette idée est renforcée par des témoignages la même année. Le 3 mai 2012, Baghdadi al-Mahmoudi, ex-Premier ministre libyen, affirme que la Libye a effectivement contribué à l’élection de Sarkozy.
En décembre, Ziad Takieddine, un homme d’affaires franco-libanais, confirme ces soupçons. Durant un interrogatoire lié à l’affaire Karachi, où il a été condamné en 2020 à cinq ans de prison, Takieddine admet avoir transporté de Libye à Paris trois valises remplies d’un total de 5 millions d’euros entre fin 2006 et début 2007. Selon lui, ces fonds étaient destinés à Sarkozy et Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur. Suite à ces révélations, une enquête judiciaire est lancée contre X le 19 avril 2013.
Quelles étaient les circonstances de ce supposé pacte ?
L’accusation estime que le pacte secret entre Kadhafi et Sarkozy a été conclu le 6 octobre 2005 sous la tente du leader libyen à Tripoli. Officiellement, Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, était en visite pour traiter de l’immigration illégale. Jean-Luc Sibiude, l’ambassadeur de France à l’époque, se souvient d’une rencontre anormalement longue – 30 minutes selon un rapport de l’AFP de l’époque. L’interprète chargé de la traduction lors de cette rencontre a refusé de briser la confidentialité.
Bien que Kadhafi enregistrât ordinairement ses entretiens, la bande de cette rencontre n’a jamais été retrouvée. Peut-être détruite durant la guerre ou conservée secrètement ? Cette disparition reste une énigme.
Quelles contreparties auraient été convenues ?
Dans le cadre de ce pacte, plusieurs contreparties ont été envisagées, selon les juges. Sur le plan diplomatique, après avoir été écarté de la scène internationale dans les années 1980 à cause de son implication dans des attentats, Mouammar Kadhafi souhaitait retrouver une place sur la scène mondiale. Son invitation à Paris en décembre 2007, bien qu’ayant provoqué des remous au sein du gouvernement français et des familles de victimes terroristes, visait à redorer son image.
Parallèlement, des arrangements économiques ont été notés, avec d’importants contrats signés entre les deux nations, notamment dans les domaines du nucléaire civil et du renseignement. Par exemple, Amesys, une entreprise française, a fourni aux Libyens des équipements d’écoute et de surveillance.
Enfin, sur le plan judiciaire, il est dit que Sarkozy avait promis de lever le mandat d’arrêt contre Abdallah Senoussi, le chef du renseignement militaire libyen, condamné à perpétuité en France pour sa responsabilité dans l’attentat du DC-10 d’UTA, qui avait causé la mort de 170 personnes, dont 54 Français, en septembre 1989. Plusieurs proches des victimes participeront en tant que parties civiles au procès. Bien que plusieurs promesses soient restées en l’état, les magistrats considèrent qu’il existe suffisamment d’éléments pour qualifier l’accusation de corruption.
Qui sont les douze autres accusés ?
Nicolas Sarkozy est suspecté d’avoir permis à ses proches de récolter des fonds en toute connaissance de cause. Parmi les autres accusés figurent quatre de ses anciens collaborateurs principaux, dont Claude Guéant et Brice Hortefeux, d’anciens ministres. Les juges pensent qu’ils ont orchestré et reçu les fonds en provenance de Libye, notamment par l’intermédiaire de Ziad Takieddine. Entre mars et juillet 2007, Guéant aurait visité à plusieurs reprises un coffre-fort de la BNP Paribas. Il est également accusé d’enrichissement personnel par la vente fictive de deux tableaux, affaire dans laquelle quatre autres personnes seront également jugées.
Éric Woerth, ancien trésorier de la campagne 2007, est soupçonné d’avoir fait circuler des fonds en espèces au sein de l’équipe de campagne de Sarkozy. Pour sa défense, il affirme que ces montants, estimés à 250 000 euros, provenaient de dons anonymes reçus par courrier, une version contestée par des témoignages évoquant l’existence d’un meuble contenant des liasses de billets au QG de campagne.
Alexandre Djouhri, un autre intermédiaire lié à cette affaire, sera jugé aux côtés de Ziad Takieddine. Tous deux, associés aux milieux de la droite française, auraient facilité le transit de l’argent libyen avant et après l’élection de Sarkozy. Du côté libyen, seul l’ex-gestionnaire des finances du régime, Bachir Saleh, devra répondre devant la justice française, en raison de son implication jugée primordiale. Bien qu’ayant été extradé à Paris après la chute du régime en échange de son silence, il fera face aux accusations en son absence, étant sous le coup d’un mandat d’arrêt.
Quels sont les éléments qui soutiennent ou réfutent les accusations ?
Aux premières accusations de Kadhafi ont répondu sept anciens hauts responsables libyens, confirmant l’existence de ce pacte, bien qu’aucun ne l’ait observé directement. Choukri Ghanem, ancien ministre libyen retrouvé noyé à Vienne, notait dans un de ses carnets des versements d’au moins 6,5 millions d’euros à destination de Sarkozy, en date du 29 avril 2007. Deux circuits de financement, en espèces remises par Saleh ou par transferts via des comptes offshore sur les instructions de Senoussi, ont été mis en lumière. Les analyses ont révélé des transfers de fonds, notamment 6,5 millions d’euros en trois paiements à Ziad Takieddine.
Cependant, malgré ces indices, les juges reconnaissent l’absence de preuves « irréfutables », parlant de « retraits d’espèces » compatibles avec un usage illégal lors de la campagne de 2007. Notamment, aucune livraison d’argent à Sarkozy n’a pu être prouvée, et aucun enrichissement personnel n’a été découvert, contrairement à d’autres comme Guéant ou Takieddine.
Quelle est la défense de Nicolas Sarkozy ?
Dès la parution du document par Mediapart en 2012, Sarkozy a dénoncé un « faux grossier » et entamé une action judiciaire contre le média, qui s’est terminée par un non-lieu en 2019. Il soutient que toutes ces accusations ne sont que des « histoires ». Il a pointé du doigt l’absence de preuves tangibles d’un tel financement. Ses avocats ont également souligné l’absence d’irrégularités chez les prestataires de la campagne de 2007.
Sarkozy attribue les accusations de Kadhafi en partie à une vengeance après que Sarkozy ait reconnu le Conseil national de transition libyen en 2011 et supporté l’intervention militaire contre le régime de Kadhafi. Les enquêteurs ont rejeté cette idée de « vengeance », et la théorie d’une « escroquerie » de Takieddine pour siphonner les fonds libyens a aussi été jugée invraisemblable.
Pourquoi Ziad Takieddine est-il revenu sur ses propos ?
En novembre 2020, malgré les accusations contre lui, Takieddine disculpe Sarkozy dans les médias français et accuse le juge Serge Tournaire d’avoir déformé ses paroles. Cependant, lors d’un nouvel interrogatoire en janvier 2021 à Beyrouth, il reprend ses accusations contre Sarkozy, affirmant avoir reçu des offres financières pour se rétracter.
La justice enquête maintenant sur une dizaine d’individus soupçonnés d’avoir tenté de manipuler Takieddine pour sauver Sarkozy, dont Mimi Marchand, célèbre paparazzi, et Noël Dubus, déjà reconnu pour escroquerie. Une enquête est en cours pour subornation de témoin et association de malfaiteurs, dans laquelle même Sarkozy et son épouse, Carla Bruni, sont impliqués.
Quels sont les enjeux de ce procès pour Sarkozy ?
Les enjeux sont conséquents, surtout pour Sarkozy qui a déjà un casier judiciaire entaché. Sa condamnation à un an de prison pour corruption dans l’affaire Bismuth est définitive depuis décembre. Il a également été condamné à un an de prison avec six mois ferme dans l’affaire Bygmalion, concernant ses dépenses de campagne pour la présidentielle de 2012. Selon les juges, si des financements extérieurs massifs avaient été nécessaires pour 2007, ils auraient pu être soutenus par des fonds libyens, un point en résonance avec le présent procès. Sarkozy risque jusqu’à dix ans de prison et 375 000 euros d’amende, ainsi qu’une interdiction de ses droits civiques et de toute fonction publique.