Parmi les piliers fondamentaux du système idéologique nommé « art contemporain », est cette mythologie du scandale, des artistes maudits et de l’art dégénéré. De façon pavlovienne, il est fréquent de citer, pour défendre telle ou telle cochonnerie insensée d’aujourd’hui, des scandales d’autrefois, en faisant fi des changements anthropologiques majeurs qui ont eu lieu en un siècle et demi… Ce qui est d’autant plus commode que les critiques les plus virulentes viennent presque toujours de réactionnaires. Mais tandis que l’art du XIXe siècle dénonçait les dominants, le « scandale » d’aujourd’hui est souvent le fait d’artistes collectionnés par les bourgeois et les maîtres du monde, en accord total avec les valeurs dominantes.
Les chientellectuels de garde de l’ordre oligarchique libéral sévissent partout – et surtout dans le monde de l’ââârt. Cousins du chien de Pavlov bavant au son de la cloche, leur bave à eux répond à chaque réaction hostile à ce qu’ils défendent, car leur cloche est le « scandale ». Et leur bave, à chaque nouveau « scandale » prend invariablement la forme d’une récitation selon quoi, somme toute, l’artiste et l’art peuvent/doivent être ou sont par essence « dérangeants ». Si bien que le « dérangeant » s’arbore à la poitrine de ce qu’ils nomment « art » comme les médailles militaires sur la veste d’Idi Amin Dada.
Exemples (liste non exhaustive) :
- « Louise Bourgeois. La vieille dame qui dérange », Le Figaro Magazine, samedi 1er mars 2008 ;
- « Des artistes dérangeants mais incontournables », Courrier international (repris par Direct Matin, n°840, mardi 8 mars 2011), sur le collectif artistique russe Voïna, dont l’engagement courageux consiste par exemple à former un pénis lumineux sur un pont-levant, formant une érection… ce qui n’a, à coup sûr, pas manqué de faire trembler Poutine et Medvedev ;
- « Alors, bien sûr, les détracteurs disent que la Demeure du Chaos est choquante, qu’elle perturbe, qu’elle dérange, qu’elle n’est pas à sa place (…). On nous dit que ça gène, que ce n’est pas normal, ni bienséant, que c’est irrespectueux, transgressif, mais c’est justement tout ce qui peut et doit parfois définir une œuvre d’art (…) », documentaire La Demeure du Chaos : un combat pour la liberté d’expression (nous devrions revenir dans un prochain article, plus en détails, sur ce cas d’école).
- « C’est en artiste que Castellucci déroute et dérange », Encyclopédie Universalis.
Le scandale, élément fondateur de la mythologie rebelle de l’art contemporain
Pour comprendre cette conception, il faut envisager que le scandale tient dans la vision orthodoxe, c’est-à-dire dominante, de l’histoire de l’art une place majeure, car fondatrice. Depuis au moins le mitan du XIXe siècle et certains tableaux préraphaélites ou le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet, les « scandales » ont secoué l’histoire de l’art parce que secouant les valeurs – répressives, conservatrices, liberticides – des dominants.
On oublie trop que, outre la critique sociale du conservatisme oppressant, de nombreux artistes s’avéraient favorables à la mise à mort de l’ordre économique et social (capitaliste et conservateur), depuis l’anar Pissarro en passant par Ben Shahn ou les dadaïstes berlinois, mais aussi les nombreux peintres et artistes communistes, comme Magritte ou Picasso, jusqu’au surréalisme dont à peu près tous les membres furent de conviction révolutionnaire. (Évidemment, tout artiste ayant été, à un moment ou un autre de son œuvre, scandaleux, n’était pas nécessairement un anarchiste, un socialiste ou un communiste. Certains étaient politiquement réactionnaires, d’autres davantage révolutionnaires sur le plan formel que sur le plan des convictions politiques.)
C’est dans les divers « scandales » des premières avant-gardes, du mitan du XIXe siècle jusqu’aux années 20-30, ainsi que dans la figure des artistes « maudits », que résident les fondements de cet « art » contemporain qui « dérange ». Le scandale n’est plus un effet de l’œuvre : il en devient sinon la cause, à tout le moins le label confirmant son caractère visionnaire, selon une conception au fond progressiste de l’Histoire où l’art est à l’avant-garde d’une société à venir qui sera défaite de ses arriérations et scléroses morales. Et l’Histoire, complexe, se réduit trop souvent à un amas de lieux communs manichéens aussi déconnectés de la réalité que l’icône du Che de l’homme réel.
(Abstenons-nous aussi de trop rappeler que, pour l’essentiel, les « maudits » et « scandaleux », tout comme les scandalisés, étaient des bourgeois, les premiers étant en rébellion contre leur classe sociale, celle, minoritaire, qui détenait tous les leviers du pouvoir… Et évitons de trop dire que, au fond, ces histoires de « scandales » ont surtout été une affaire interne à la classe bourgeoise, qui confond si souvent sa propre histoire avec l’Histoire tout court.)
Il faut donc, pour invoquer les scandales du passé, oublier totalement le contexte. Oublions que les impressionnistes ne furent pas bien longtemps moqués et que ceux qui vécurent assez longtemps moururent très, très à l’abri du besoin. Oublions que parmi ceux qui choquèrent, certaines purent avoir des opinions nauséabondes (Degas et Renoir au côté des antidreyfusards, par exemple). N’insistons pas sur les faits pourtant centraux que le futurisme, prétendument un soufflet à la face de la bourgeoisie, publia son manifeste dans le très droitier et bourgeois Figaro, promut la guerre et constitua en maints aspects une esthétique du capitalisme industriel, de la guerre puis du fascisme pour une partie de ses membres (et, dans le cas de Filippo Tommaso Marinetti, jusqu’à sa mort en 1944).
Oublions encore que l’expressionnisme avait les faveurs d’un Goebbels et que plusieurs artistes expressionnistes furent invités à l’inauguration de la Reichskulturkammer en 1933, avant le virage de l’« art dégénéré » décidé par Hitler. Après tout, toute mythologie fondatrice est en partie mensonge, déformation de la réalité, lecture partiale et partielle de l’histoire. Ces faits, les défenseurs de l’art contemporain les connaissent très bien, ce qui ne les empêche pas à l’occasion de recourir aux sempiternels arguments des moqueries à l’encontre des impressionnistes ou bien de l’« Art dégénéré » comme s’il y avait eu deux camps monolithiques du Bien progressiste et avant-gardiste et du Mal réactionnaire et fasciste.
« Si tu rejettes Tartempion, c’est que tu es comme ces philistins qui rirent devant les toiles impressionnistes ou rejetèrent Van Gogh. »
Voilà pourquoi, si fréquemment, on vous récitera le catéchisme des mythes fondateurs et le martyrologe (des « suicidés de la société », pour paraphraser Artaud), qui devraient à eux seuls et sans plus d’examens faire office d’argument final, de point Godwin. « Si tu rejettes Tartempion, c’est que tu es comme ces philistins qui rirent devant les toiles impressionnistes ou rejetèrent Van Gogh. » Et c’est ainsi que des charlatans comme Daniel Buren ou Andres Serrano et/ou leurs défenseurs, peuvent, sans que cela prête à rire, prétendre s’inscrire dans la lignée de tels ou tels « maudits », cependant qu’ils obtiennent des commandes et bénéficient de la protection des dominants (État, hauts fonctionnaires, galeristes en vue, collectionneurs capitalistes riches à millions, voire milliards). Opération qui, au passage, fait oublier que ceux auxquels ils se réfèrent étaient, précisément, des artistes au plein sens du terme, attachés au travail pour la forme en tant qu’aboutissement du sens, donc à des codes comme cadre d’expression commun à l’artiste et au récepteur.
Du XIXe à aujourd’hui : deux contextes radicalement différents
L’art contemporain n’est pas l’art d’aujourd’hui. Il relève, il faut bien le comprendre, d’une idéologie, profondément libérale par bien des aspects (centralité de l’individualisme et de la liberté d’expression et de création la moins contrainte possible, rejet corollaire des normes imposées considérées comme liberticides, donc impossibilité de toute vision holistique), fort encline au relativisme et à l’historicisme, et qui pourtant fait souvent entorse à ces principes. C’est le cas avec cette mythologie scandaleuse fondatrice. Il y a en effet une incapacité à tenir compte de ce que, entre tel scandale du XIXe siècle et tel autre aujourd’hui, s’est opérée une mutation sociale, voire anthropologique majeure.
D’un côté, les bourgeois qui se choquaient hypocritement devant le Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet ou le merveilleux Rolla d’Henri Gervex, étaient les garants d’une société conservatrice, utilitariste, productiviste, patriarcale-machiste, à l’occasion nationaliste et raciste, ne rechignant pas à la brutalité (songez donc à la répression des insurrections ouvrières et populaires, de celles des Canuts à la Commune…). La dénonciation des hypocrisies de cette classe sociale, par les artistes et intellectuels, portait souvent sur sa vénalité, sur son matérialisme cupide et sa mentalité de boutiquier, son philistinisme, son hypocrisie, voire – bien plus rarement – son machisme. C’était une société conservatrice, dont la culture capitaliste était abhorrée par tout ce que le XIXe siècle compte de grands auteurs et penseurs, depuis Pugin, Brummell, Flaubert (son Homais de Madame Bovary, son Dictionnaire des idées reçues et Bouvard et Pécuchet sont des monuments de satire contre la bêtise bourgeoise) jusqu’à Léon Bloy, Charles Péguy, voire Friedrich Nietzsche, Oscar Wilde ou, en passant par Charles Baudelaire, Joris-Karl Huysmans, John Ruskin, William Morris, Léon Tolstoï, etc. Certains étaient pour leurs écrits censurés, condamnés par l’État, garant du conservatisme et d’un ordre économique et social d’une injustice féroce.
Mais, si l’une et l’autre ont les rênes du pouvoir économique et politique, la bourgeoisie du XIXe siècle et l’actuelle n’ont radicalement rien à voir. Celle-ci était conservatrice, patriarcale et nationaliste, tandis que celle-là est post-moderne, libérale-libertaire et mondialisée. Si bien que tandis que les tenants du pouvoir politique, économique et symbolique autrefois étaient visés, ils sont au contraire aujourd’hui les complices des rebellocrates et des « scandaleux ». Qui est le mécène et plus grand collectionneur du « scandaleux » Maurizio Cattelan ? Le multimilliardaire François Pinault, troisième fortune française. A qui appartient le « scandaleux » Piss Christ d’Andres Serrano ? Au marchand et galeriste en vogue Yvon Lambert, pour qui le « scandale », quoi qu’il en ait, est l’occasion de valoriser ses produits à alibi artistique. Qui est un collectionneur majeur des « scandaleux » Takashi Murakami et Jeff Koons, exposés dans l’établissement public de Versailles avec l’aide de son ami – et ex-directeur de sa collection à Venise –, l’ex-ministre Jean-Jacques Aillagon ? C’est François Pinault, encore. Nous pourrions tout aussi bien nous étendre sur le cas de Damien Hirst, gérant ses fabrications selon une logique notoirement orientée big business et finance, et dont le multimilliardaire ukrainien Viktor Pinchuk est un amateur (lequel collectionne aussi Murakami et Koons, ces bijoux clinquants et kitsch dont raffolent les richards philistins).
L’objet n’est pas ici de juger de la qualité artistique des objets exposés ni de citer les sempiternels mêmes noms comme une récitation qui aurait vocation à dénoncer le « n’importe quoi » généralisé de l’art contemporain. Le propos est ici seulement un constat : les « scandales » non seulement ne dérangent ni ne dénoncent les élites dirigeantes, les détenteurs du pouvoir réel, c’est-à-dire capitaliste, qui ont le contrôle financier, médiatique, symbolique ; mais la vérité est plutôt que ceux-ci adorent et en redemandent. On sait fort bien que, outre François Pinault, les multimilliardaires comme Carlos Slim, Charles Saatchi, Viktor Pinchuk ou David Geffen, tous tenants de l’ordre capitaliste néolibéral, sont des collectionneurs patentés.
« Tout ce désordre est, au fond, en harmonie avec la culture de cette classe sociale : rejet des frontières, des normes, de l’intérêt public, la destruction des repères étant condition même du triomphe de ses intérêts économiques. »
Non, la classe dominante ne se choque aucunement des frasques des « artistes » : elle s’en repaît, elle jouit de ce désordre du sens, de ce rejet des frontières, des codes, règles et symboles qui encadrent une communauté humaine. Tout ce désordre est, au fond, en harmonie avec la culture de cette classe sociale : rejet des frontières, des normes, de l’intérêt public, la destruction des repères étant condition même du triomphe de ses intérêts économiques. Cela relève même de l’habitus de classe que de n’être choqué de rien, ce que répètent en cascade tous les larbins blasés qui, revenus de tout, se croient un surplomb social quand ils font leurs les valeurs dominantes, en disant : « Il en faut beaucoup (plus) pour me choquer ».
Une permissivité sans précédent
Oui, les « scandaleux » de l’« art » contemporain s’expriment le plus souvent dans le cadre de sociétés libérales d’une permissivité sans précédent dans l’histoire humaine. Si bien que l’État et les tenants de l’ordre économique sont bien moins des garants de la censure que les soutiens à la destruction des « tabous », des critères qualifiants, des frontières et limites ; ils n’exigent plus une esthétique figée et codifiée comme au XIXe siècle, qu’ils abhorrent (et, à ce titre, symptomatique est le rejet pavlovien, par les sectateurs de l’art contemporain c’est-à-dire orthodoxe, des « Pompiers » du XIXe siècle, qu’il est de bon ton de mépriser sans connaître au-delà des « lieux communs » et sans, surtout, être capable d’émettre un jugement esthétique construit), mais s’accommodent de l’inesthétique du temps, de l’enlaidissement généralisé et de la déperdition du sens.
« Ce fut d’ailleurs l’occasion d’un plaisant constat : en un peu plus d’un siècle et demi, le combat pour la liberté d’expression est passé de la bataille d’Hernani à la bataille pour un flacon de pisse. »
Il suffit de penser à la commande d’État des colonnes de Buren pour le Palais-Royal (1986). Il suffit de se souvenir du soutien public du Ministre de la Culture Frédéric Mitterrand à Andres Serrano et à la galerie Yvon Lambert après la dégradation du ridicule Piss Christ par des gugusses extrémistes chrétiens (2011), qui ne fit que renforcer ces élites bourgeoises dans l’idée qu’elles sont les remparts à l’obscurantisme aux aguets, à la « Bête immonde » (ou comment se prendre pour un résistant du Vercors du haut de sa montagne de pognon et d’infatuation bourgeoise). Ce fut d’ailleurs l’occasion d’un plaisant constat : en un peu plus d’un siècle et demi, le combat pour la liberté d’expression est passé de la bataille d’Hernani à la bataille pour un flacon de pisse (pour ceux qui ne le sauraient pas, Piss Christ est une photo d’un crucifix en plastique dans un flacon d’urine).
Mentionnons encore ces répétitives opérations de profanation qu’ils appellent « dialogue », entre les artistes du passé et les charlatans d’aujourd’hui, dans des lieux publics. Dans les lieux du patrimoine national, culturel et historique des Français, l’État donne la main aux collectionneurs milliardaires pour garantir à leurs cochonneries une plus-value sur le marché de l’art. Ne mentionnons que les expositions de Jeff Koons et de Takashi Murakami à Versailles (preuve hurlante de liens incestueux entre haute fonction publique, intérêts privés et spéculation financière, sous alibi artistique) ou de Jan Fabre au Louvre, les représentants et institutions étatiques elles-mêmes soutiennent des initiatives d’une vacuité qui laisse pantois, ou des « scandales » subventionnés. Il est donc d’une prodigieuse absurdité de prétendre au même statut, lorsque les « subversifs » sont défendus par les tenants de l’ordre !
Concluons seulement cette première partie en citant Gérard Conio : « Quand, en 1912, les futuristes russes lancèrent leur Gifle au goût public, ils s’attaquaient à des comportements dictés par le conformisme, l’académisme, l’imitation des poncifs. Il existait alors un « goût public » qui résistait aux innovations et préférait le confort des habitudes acquises aux aventures de l’invention créatrice. Aujourd’hui, un tel manifeste n’aurait aucun sens car le « goût public », façonné par la tradition, a fait place au culte du « n’importe quoi » et à un éclectisme sans limites. Il serait vain toutefois de le regretter et de vouloir ressusciter un ordre définitivement disparu. »