Le 17 janvier 1975, la France a officialisé la législation permettant l’interruption volontaire de grossesse. Bien que près de cinquante années se soient écoulées depuis cette avancée, et en dépit d’un cadre juridique conséquent, les femmes qui désirent interrompre une grossesse se heurtent encore à l’insuffisance de praticiens disposés à pratiquer cet acte, à la rareté des établissements de santé dédiés ou à diverses pressions extérieures.
Salomé* garde en mémoire une expérience douloureuse liée à son avortement. En 2021, cette enseignante a pris rendez-vous avec une sage-femme pour une interruption volontaire de grossesse (IVG). Cependant, l’accueil de la praticienne a été très abrupt. « Elle m’a fait remarquer qu’elle ne comprenait pas comment je pouvais être accidentellement enceinte avec mon niveau d’éducation, et a ajouté qu’elle n’était pas là pour distribuer des pilules « >, se souvient Salomé. Malgré un accompagnement médical souvent empreint de jugement, elle a finalement pu mener à terme son IVG. Toutefois, elle en conclut qu’il existe un écart considérable entre le droit à l’IVG, maintenant protégé par la Constitution, et la réalité de ces humiliations ».
Cinq décennies après l’adoption de la loi Veil le 17 janvier 1975 qui a dépénalisé l’avortement en France, 243 623 avortements ont été pratiqués en 2023, soit 8 600 de plus qu’en 2022, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Au fil des années, le droit des femmes à l’IVG a été élargi, avec l’extension des délais légaux (de 10 à 12 semaines de grossesse en 2001, puis à 14 semaines en 2022) et l’abolition du délai de réflexion de sept jours en 2016. Pourtant, plus de huit femmes sur dix (82 %) qui ont avorté affirment encore rencontrer des obstacles, selon un sondage Ifop pour le Planning familial publié fin septembre. À l’instar de Salomé, des dizaines de femmes ont répondu à l’appel à témoignages lancé par 42mag.fr pour partager les difficultés qu’elles ont rencontrées ces dernières années.
Nombre limité de professionnels pratiquant l’avortement
Pour les femmes confrontées à une grossesse non désirée, la première difficulté réside dans l’accès à des informations claires sur l’avortement. Malgré l’élargissement, en 2017, de la définition du délit d’entrave à l’information sur l’IVG aux plateformes numériques, des groupes anti-IVG continuent d’influencer en ligne les femmes en quête de renseignements. « Avant mon IVG, je me sentais perdue et cherchais à échanger avec d’autres femmes ayant vécu la même situation », relate Nina, une trentenaire qui est tombée enceinte en 2023.
« J’ai rejoint un groupe Facebook qui semblait propice à la discussion et à l’entraide… Mais finalement, je me suis fait traiter de ‘meurtrière’ après avoir choisi de ne pas garder l’enfant. »
Nina, trentenaire ayant avorté en 2023à 42mag.fr
Bien que la loi Veil garantisse en principe la liberté de choix, de nombreuses femmes rapportent des ingérences dans leur décision, qu’elles soient en faveur ou en défaveur de l’avortement. Ainsi, Aurélie, alors étudiante puis jeune mère, a subi deux IVG sous la pression de son père et de son conjoint. Lucile* raconte que les « deux premiers médecins » qu’elle a consultés pour un avortement ont tenté de « la dissuader d’avorter ». Elle ajoute : « Je suis sortie en pleurs, me sentant coupable et ayant perdu un temps précieux ».
Cette expérience souligne une autre difficulté courante : trouver un professionnel qui pratique l’IVG dans le délai de 14 semaines de grossesse prévu par la législation. En plus de la clause de conscience qui concerne tous les médecins, l’article L2212-8 du Code de la santé publique stipule qu’un médecin « n’est jamais obligé de pratiquer une interruption volontaire de grossesse ». Toutefois, « la principale raison des difficultés d’accès à l’IVG résulte essentiellement du manque d’intérêt pour un acte médical peu valorisé et considéré comme peu gratifiant », selon un rapport parlementaire de 2020.
« La responsabilité de maintenir l’accès effectif au droit à l’IVG repose essentiellement sur une petite poignée de praticiens engagés, dont beaucoup atteindront bientôt l’âge de la retraite. »
Les députées PS Marie-Noëlle Battistel et LREM Cécile Muschottidans un rapport parlementaire en 2020
Même si l’IVG médicamenteuse peut être pratiquée en cabinet de ville depuis 2001, seuls 3 170 professionnels libéraux l’ont proposée au moins une fois en 2023, selon la Drees, soit 14 % des sages-femmes, 19 % des gynécologues et 1,5 % des médecins généralistes. « J’ai contacté huit ou neuf professionnels avant de me tourner vers le Planning familial, qui m’a fourni une liste de médecins disponibles », se remémore Adeline, qui a avorté en 2017.
Femmes obligées de parcourir des distances importantes pour avorter
Ce déficit de médecins volontaires s’ajoute au manque d’infrastructures. Selon le Planning familial, quelque 130 centres IVG ont fermé au cours des 15 dernières années. En 2019, le temps moyen pour obtenir un premier rendez-vous en vue d’une IVG était de 7,4 jours, selon le ministère de la Santé, alors que la Haute Autorité de santé recommande cinq jours. Ce délai varie cependant de 3 à 11 jours selon les régions.
Cependant, les temps de prise en charge peuvent parfois être bien plus longs. Par exemple, en 2017, Anna, qui a découvert qu’elle était enceinte « une à deux semaines après le début de la grossesse », n’a pu avorter qu’ « à quelques jours de l’expiration du délai légal » faute de rendez-vous disponible plus tôt. Certaines patientes doivent également parcourir plusieurs dizaines voire centaines de kilomètres pour avoir accès à un avortement en temps voulu. En 2018, Julie a pris rendez-vous à 70 km de chez elle dans les Hautes-Pyrénées pour obtenir une IVG rapidement.
Chaque année, entre « 3 000 et 5 000 femmes » se rendent à l’étranger, soit parce qu’elles ont découvert leur grossesse trop tardivement, soit par absence de rendez-vous dans les temps, selon un rapport législatif de 2020. Ces déplacements entraînent des coûts de plusieurs centaines, voire milliers d’euros, et posent de nombreux défis pratiques (trouver une solution de garde d’enfants, obtenir une justification d’absence pour l’employeur, etc.).
Le ministère de la Santé reconnaissait en 2019 l’existence de « zones de tension » locales pour accéder à l’IVG, mais niait l’existence de « zones blanches », déclarant que la plupart des difficultés étaient ponctuelles. En 2023, environ huit IVG sur dix se sont déroulées dans le département de résidence des femmes concernées, d’après la Drees. Pour certaines, le retard dans les soins conduit toutefois à ne pas pouvoir choisir la méthode, l’IVG chirurgicale devenant obligatoire après la 8e semaine de grossesse.
Difficultés accrues pour les femmes en situation de précarité
« Les inégalités territoriales [d’accès à l’IVG] se traduisent inévitablement par des inégalités sociales », notent les députées Marie-Noëlle Battistel et Cécile Muschotti dans leur rapport. Les femmes les plus vulnérables (revenus modestes, mineures, etc.), et en particulier celles en situation de précarité (SDF, migrantes, femmes en situation de handicap, victimes de violences conjugales…) rencontrent les plus grandes difficultés.
Parmi les obstacles additionnels pour ces populations, Marie Missioux, qui s’occupe des droits et de la santé sexuelle et reproductive chez Médecins du Monde, mentionne « le manque d’information appropriée pour les personnes précaires, qui ne savent pas toujours que l’IVG est légale en France ». Leur éloignement géographique des centres urbains, « la barrière de la langue » pour les femmes ne parlant pas français, l’insuffisance d’interprètes dans les établissements de santé, ou encore le coût prohibitif, sont également mentionnés. Bien que l’IVG soit censée être couverte à 100% par la Sécurité sociale depuis 2016, sans avance de frais, il arrive que des patientes doivent payer de leur poche en cas de dépassement d’honoraires dans le secteur privé. Ainsi, en 2020, Zoé*, alors étudiante, a dû emprunter environ 300 euros à son colocataire pour payer son avortement.
Un « tabou immense » qui perdure
« Cinquante ans après la loi Veil, un tabou immense entourant l’avortement persiste », constate Sarah Durocher, présidente du Planning familial. Parmi les femmes ayant partagé leur expérience d’avortement avec 42mag.fr, nombreuses sont celles qui ont gardé le silence envers leur cercle intime. Julie, qui a subi une IVG en 2018 alors qu’elle avait déjà deux enfants, explique : « Je n’en ai pas parlé à ma belle-mère. J’ai ressenti que c’était un sujet intouchable, qu’elle n’aurait pas compris ». Salomé renchérit : « Je me suis sentie et me sens encore honteuse. Peu de mes proches sont au courant. » Pour Adeline, cette période a été vécue comme « une expérience d’extrême solitude ».
Pour « arrêter de stigmatiser l’avortement par rapport aux autres interventions médicales », le Planning familial demande, entre autres, l’abolition de la clause de conscience spécifique à l’IVG, précise Sarah Durocher. Elle appelle également à une nouvelle campagne nationale sur l’IVG et la contraception, la dernière datant de 2015, et espère que le cinquantième anniversaire de la loi Veil sera une occasion, dans la lignée de #MeToo, de déclarer « Moi aussi, j’ai avorté ».
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.
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Pour toute question relative à l’interruption volontaire de grossesse, un numéro national gratuit et anonyme, le 0800 08 11 11, est disponible. Vous pouvez également consulter le site officiel ivg.gouv.fr.