À l’heure de la sixième génération des cinéastes chinois et à une époque dominée par le numérique et la 3D, un état des lieux du cinéma chinois nous a paru nécessaire afin de comprendre l’orientation future d’une industrie cinématographique aussi riche que complexe.
Au début du Cercle des poètes disparus, le directeur du lycée privé Welton demande à ses ouailles : quels sont les quatre piliers ? Et les jeunes gens de répondre en cœur : « Tradition, honneur, discipline, excellence ! » Pareils mots pourraient être dits du cinéma chinois d’aujourd’hui, encore gouverné par une censure implacable… Comme les jeunes hommes fragiles du film de Peter Weir, le cinéma chinois est tiraillé entre rigueur patriotique et expression personnelle — qui atteint par ailleurs un niveau d’excellence technique et artistique envié par le monde entier. En Chine, dix nouveaux écrans de cinéma apparaissent chaque jour et les recettes des films chinois au box office ont comptabilisé l’année dernière un quart des recettes du géant américain — soit 2 milliards d’euros contre 8,1 pour les États-Unis. On serait tenté d’interpréter ces statistiques comme un signe de bonne santé de l’industrie cinématographique chinoise, mais comme dirait le professeur Keating à ses élèves : « Regardez plus près. »
Le cinéma chinois connaît une métamorphose de plus en plus évidente, amorcée avec l’avènement de la cinquième génération de cinéastes. Celle-ci compte en figures de proue Zhang Yimou et Chen Kaige, réalisateurs talentueux ayant accumulé les récompenses dans les années 1990. Des films comme Adieu ma concubine (Chen Kaige) ou Pas un de moins (Zhang Yimou) s’inscrivent dans une tradition classique de studio, où priment la beauté plastique et la véracité des reconstitutions historiques. Après le cinéma de propagande de l’époque Mao Zedong, les films chinois retrouvaient enfin un souffle de vie. Le début de ce renouveau peut être d’ailleurs daté avec précision : 1982, année où ces cinéastes ont reçu leur diplôme de l’Académie de cinéma de Pékin.
« Puissance économique, démographique et commerciale, la Chine s’impose internationalement depuis une vingtaine d’années. Son cinéma ne serait alors qu’un des vecteurs de cette volonté d’expansion mondiale. »
Les films chinois ont toujours été un reflet de l’histoire de leur pays, depuis les films de propagande nationaliste jusqu’aux films de la sixième génération, dernière en date, représentée notamment par Lou Ye. Ces œuvres plus auteuristes, nées à l’époque du numérique, sont à la recherche d’une représentation plus fidèle de la réalité sociale que leurs prédécesseurs. La sixième génération des cinéastes chinois s’inscrit dans le cadre de la mondialisation, et à une nouvelle époque s’associent de nouveaux défis. En effet, la force et la rigueur de la censure, l’attrait de la 3D (la Chine est le pays où cette technologie a le plus de succès), le manque de soin accordé aux scénarios, l’incompétence en matière de production et de distribution sont autant de freins pour une industrie scindée en deux, avec d’un côté les cinéastes indépendants dont les films ne sont quasiment pas vus — sinon dans certains festivals européens attentifs —, et de l’autre les films de studio, maintenant clairement tournés vers Hollywood. Puissance économique, démographique et commerciale, la Chine s’impose internationalement depuis une vingtaine d’années. Son cinéma ne serait alors qu’un des vecteurs de cette volonté d’expansion mondiale.
Chun-Li vs. Guile
La production cinématographique chinoise tend en effet à vouloir concurrencer stratégiquement celle de l’Occident, de la même façon que l’Asie a réussi à s’imposer en force dans d’autres domaines comme le textile ou la technologie. À l’exception près qu’un film n’est pas réellement un produit, contrairement à ce que pourrait suggérer l’expression « industrie cinématographique ». Et c’est là que le bât blesse : on se retrouve alors comme toujours à départager la valeur artistique d’une œuvre et sa valeur commerciale, souvent sans parvenir à une conciliation. Parfois les ingrédients ne prennent pas, malgré leur coût. Que penser par exemple d’Empires of the Deep, superproduction chinoise à 130 millions de dollars, naufrage artistique et dramaturgique annoncé dès le trailer (qui ferait fuir le distributeur aux tendances les plus suicidaires) ? Malgré des producteurs et des réalisateurs chevronnés — qui se sont d’ailleurs succédés sur les plateaux avant de laisser la place à Michael French, réalisateur sans talent de séries anglaises —, et une semi-star à l’affiche (Olga Kurylenko, la gazelle sautillante du dernier Malick), le film n’est même pas certain de sortir en DVD en Occident, et encore moins en salles. Calqué sur un film de fantasy gros budget façon Avatar, Empires of the Deep est bien la preuve, s’il en fallait une, qu’un film n’est pas un t-shirt ou un micro-ondes… et que l’industrie cinématographique chinoise dominante, malgré ses gros sous, a encore du chemin à faire avant de s’imposer.
Un réalisateur comme Zhang Yimou est parvenu à sortir son épingle du jeu grâce au Secret des poignards volants ou à Hero, grosses productions ayant remporté un franc succès national et international, malgré leur discours ouvertement nationaliste — Yimou a par ailleurs conçu la cérémonie d’ouverture des J.O. de Pékin en 2008. Mais son parcours reste une exception. Le producteur Jeffrey Chan résume la situation ainsi : « Avant n’existaient que des films de propagande produits par l’armée et le parti. Notre cinéma est comme un garçon de 10 ans : plein d’énergie, mais encore brouillon. » La Chine est un pays dont le renouveau cinématographique est encore jeune, comme ont pu l’être les États-Unis avant que le cinéma américain ne prenne son envol. Avec la multiplication des grosses productions chinoises qui lorgnent de façon évidente vers Hollywood, on constate donc quelque chose d’intéressant. La Chine, c’est un fait, deviendra prochainement une force économique mondiale au même titre que les États-Unis. Son cinéma tend alors à prendre la même direction, le même essor que le cinéma américain à l’époque où la culture américaine s’exportait pour devenir globale grâce à leur enrichissement économique. Le réalisateur Pitof a bien compris la situation : « On se retrouve aujourd’hui en Chine comme aux États-Unis en 1910. […] Aujourd’hui la Chine a la volonté de s’exporter, de devenir une culture qui se vend dans le monde, comme l’a été la culture américaine depuis cent ans. » Rappelons en passant qu’il s’est lui-même frotté à la réalisation d’Empires of the Deep. Si même Pitof, réalisateur de l’inénarrable Catwoman, a fui le projet, on imagine l’ampleur du désastre.
Les petits films indépendants peinent de leur côté à trouver des financements et surtout à être diffusés, les grands critères de la censure chinoise se focalisant sur le sexe à l’écran, l’homosexualité et le sentiment patriotique… Sans l’accord d’un studio d’État, pas de diffusion nationale possible. Le SARFT (The State of Administration of Radio, Film and Television) agit comme un couperet.
Le cas HK
« La censure devient alors pour ces cinéastes un défi plus qu’une contrainte, et se traduit par ces codes et dans une grâce de l’allusion. »
Mais comment faire du cinéma (et par extension de l’art) sans une liberté totale d’expression ? On trouve des chemins de traverse. La censure, comme toute mesure extrême, peut et doit être contournée. Le cinéma de Hong Kong en est le meilleur exemple. Des réalisateurs comme Tsui Hark ou Wong Kar-wai ont su inventer tout un langage de symboles pour suggérer ce qu’on ne les laissait pas montrer à l’écran. Que dire des envolées vaporeuses de In the Mood for Love, où la fumée d’une cigarette et la descente d’un escalier au ralenti deviennent autant d’évocations érotiques, tout comme les sabres que dégainent dans un éclat blanc les héros frustrés de The Blade ? La censure devient alors pour ces cinéastes un défi plus qu’une contrainte, et se traduit par ces codes et dans une grâce de l’allusion.
Le cinéma de Hong Kong prédomine effectivement depuis des décennies grâce aux films d’arts martiaux, qui se sont faits connaître par le biais des grands studios des années 1960 à 1980 : la Shaw Brothers, écurie des illustres réalisateurs que sont Chang Cheh, Liu Chia-Liang et King Hu, et la Golden Harvest, qui a produit les films de Bruce Lee et Jackie Chan. Ces années, âge d’or des studios hongkongais, ont assuré la prestigieuse réputation d’un cinéma devenu incontournable à travers le monde. Mais le cinéma HK a trouvé un second souffle depuis les années 1980 à travers des réalisateurs iconoclastes associés à une nouvelle vague, dont les fameux Wong Kar-wai, Tsui Hark ou encore Johnnie To sont à l’avant-garde. Loin du romantisme éclaté d’un Wong Kar-wai, Tsui Hark est l’emblème des cinéastes partagés entre Hong Kong et la Chine continentale. Sa crainte viscérale de la rétrocession de Hong Kong à la Chine — cédée pour un bail de 99 ans à l’Empire britannique ayant pris fin en 1997 —, se ressent d’ailleurs dans toute sa filmographie. Il a offert à la Chine une fresque splendide sur son histoire tourmentée avec la série des Il était une fois en Chine, dans une démarche comparable à celle de Sergio Leone aux États-Unis, et qui fit de Jet Li une star de renommée internationale. On voit bien dans les trois premiers volets d’Il était une fois en Chine la volonté de dialoguer avec un pays dont Hark se sent à la fois citoyen et étranger (il est né au Vietnam), épris et méfiant. Johnnie To, quant à lui, a même créé sa propre société de production, Milkyway Image, dans le souci de conserver son indépendance et une liberté créative. Il alterne ainsi entre productions populaires formatées pour le public chinois, qui nous parviennent rarement et visent à remplir ses caisses afin de financer des œuvres personnelles telles que PTU ou Exilé, qui révèlent toute l’étendue de son talent. Le cinéma hongkongais fait donc figure d’exception au regard de celui de la Chine continentale, et ce malgré les difficultés auxquelles il est tout de même confronté, en termes de liberté comme de moyens.
Perspectives
« Le cinéma chinois se consacrera-t-il aux quatre piliers avec le risque d’y perdre son âme, ou s’émancipera-t-il un jour de son histoire pour se trouver réellement et profiter du jour présent ? »
Le continent, lui, a le regard fixé sur Hollywood, mais ne peut avoir pour l’heure les mêmes prétentions artistiques tant que son gouvernement étrangle la création. Même en contournant la censure, les films indépendants restent difficiles d’accès, et beaucoup sont amputés au montage, comme par exemple Lust, Caution, d’Ang Lee, dont toutes les scènes à caractère sexuel furent supprimées lors de sa sortie en Chine. Les producteurs chinois eux-mêmes remarquent bien le fossé entre gros moyens financiers, étouffement des ambitions artistiques et déficit de formation des professionnels. « On construit des salles, mais personne ne sait écrire de scénario, ni produire ou distribuer correctement », remarque Fang Li, producteur. Des coproductions avec l’Europe émergent alors, sortes d’échanges de compétences pour de la trésorerie. 11 Fleurs, de Wang Xiaoshuai, a été coproduit avec la France, mais n’a pas non plus échappé à la censure. La Chine est à présent le deuxième marché cinématographique mondial après le marché américain ; rien d’étonnant alors à ce que les productions françaises ou américaines fassent tout leur possible pour que leurs films sortent en Chine, et ce malgré un quota assez strict sur la sortie des films étrangers. EuropaCorp, la société de production de Luc Besson, a été l’une des premières à désirer exploiter les aubaines qu’offre le marché chinois. Cependant, l’État chinois protège jalousement ses films nationaux : la sortie du dernier James Bond, Skyfall, avait par exemple été repoussée pour éviter que son succès n’éclipse la production nationale.
Le cinéma chinois, entre censure nationale, rééducation du public et globalisation, se retrouve donc aussi déchiré que les jeunes élèves de Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus… Se consacrera-t-il aux quatre piliers avec le risque d’y perdre son âme, ou s’émancipera-t-il un jour de son histoire pour se trouver réellement et profiter du jour présent ?