Passée inaperçue en Europe, une enquête récente de l’Université d’État de San Diego (CA) souligne la tendance croissante vers le « narcissisme » chez les étudiants de premier cycle universitaire ; ce comportement ayant augmenté de 30 % entre 1982 et 2009. Ainsi, beaucoup de jeunes Américains se considèrent assez talentueux et promis à un succès certain pour délaisser la connaissance, au point que le temps consacré aux études à considérablement diminué. Et les résultats scolaires qui en ressortent ont sensiblement chuté. Christopher Lasch –un historien américain– avait déjà annoncé ce verdict dans un ouvrage publié plus de trente ans auparavant : La culture du narcissisme.
Tout avait été dit dans ce solide essai de 300 pages qui affronta, lors de sa publication en France en 1981, une ignorance totale de la part de la critique. Trop avant-gardiste. Dérangeant. Le sous-titre de l’opus – La vie américaine à un âge de déclin des espérances – aurait dû néanmoins être interprété comme un avertissement pour une certaine société française. Elle « croyait » alors au changement en votant pour François Mitterrand. L’ « âge de déclin des espérances » en France vint deux ans plus tard, en 1983, où le « tournant de la rigueur » ouvrit une parenthèse qui ne sera jamais fermée. Ce virage néolibéral, calqué sur l’Amérique de Reagan, rappela à chacun que le miroir de la société française renvoyait à elle-même, bien entendu, mais à un autre reflet également, plus flou mais néanmoins perceptible : la société américaine. La globalisation et la propagation des nouvelles technologies de l’information et de la communication ont ensuite fait le reste pour rendre ce reflet bien plus net, rendant même notre perception de notre « Idéal du Moi » français plus difficile. Ainsi, Christopher Lash a décrit, en plus de l’Amérique des années soixante-dix, l’Europe et la France des années quatre-vingt jusqu’à nos jours. Replonger dans son œuvre est donc indispensable.
Naissance du Narcisse post-moderne
Narcisse, cette figure de la mythologie grecque qui tomba amoureux non pas de lui-même mais bien de son propre reflet dans l’eau, a finalement toujours existé en chacun d’entre nous. Mais les années soixante-dix l’ont fortifié à coup de LSD et de thérapies orientales, jusqu’à faire partie intégrante du brouhaha post-moderniste de notre période contemporaine. Alors que les années soixante ont été, aux États-Unis, une époque où l’espoir de changer la société était grand avec notamment le combat populiste d’un Martin Luther King contre la ségrégation raciale ou, en France, le mouvement ouvrier de 1968, la décennie suivante est toute autre : elle se caractérise par un repli sur soi-même où des préoccupations bien plus personnelles prennent place. C’est l’âge de l’émancipation personnelle ; la poursuite du plaisir devient le mantra de toute une génération : vivre l’instant présent, tout en faisant abstraction du passé, même le plus proche.
Une spiritualité pré-moderne, similaire à celle du Moyen Âge, fleurit alors, de façon parfois très caricaturale : Raël, alias Claude Vorilhon, ne pouvait que naître au milieu des années soixante-dix, plus exactement le 13 mars 1974 lors de son passage dans l’émission télévisée Le grand échiquier. Le lendemain de son intervention, il reçoit des milliers de lettres de gens qui veulent croire à sa rencontre avec des extra-terrestres. Le mouvement raëlien est né. Le besoin de l’époque n’est pas, au final, religieux mais bien thérapeutique : nous cherchons avant toute chose le bien-être individuel. Notre quête est le voyage intérieur mais, comme le remarque Christopher Lasch, « le voyage intérieur ne révèle que le vide ». Les gourou-thérapeutes de tout type encouragent alors le détachement dans les relations amicales et amoureuses même si c’est justement ce type de comportements qui mène à une angoisse certaine chez l’individu. Comme le dit si bien Christopher Lasch, les « principaux alliés (de l’homme psychologique du XXe siècle), dans sa lutte pour atteindre un équilibre personnel, ne sont ni les prêtres, ni les apôtres de l’autonomie, ni des modèles de réussite du type capitaines d’industrie ; ce sont les thérapeutes ». Les années soixante-dix mènent, elles, à une sorte de pré-schizophrénie et, plus généralement, à des désordres de la personnalité qui culmineront dans les décennies suivantes.
Portrait du Narcisse contemporain
Personnifié par le rôle du nouveau cadre supérieur, Narcisse ne veut pas construire un empire économique comme son père ou son grand-père. Il rejette l’intimité personnelle et l’engagement politique tout comme la loyauté vis-à-vis de l’entreprise et donc de ses collègues. Il cherche avant tout la direction d’une équipe où la manipulation est de rigueur au sein d’une hiérarchie moins visible. Son but est de psychologiser ses rapports humains pour connaître les erreurs de ses collègues et, ainsi, en tirer profit pour avancer.
« Être en sélection nationale ne se résume alors qu’à une ligne supplémentaire dans la case « crédit » de son compte courant »
Il cherche à maintenir l’illusion de choix illimités, qu’il entretient à travers un réseau étoffé, où un « contact » peut être utilisé contre sa propre organisation pour favoriser sa carrière personnelle. Il connaît les centres de pouvoir et sait s’y montrer, se mettre en scène avec séduction. C’est un meneur mais il manque profondément de convictions personnelles. Inutile de donner des exemples. À ce stade de lecture de l’article, vous voyez déjà la tête de votre supérieur ou, mieux, la vôtre. L’esprit d’équipe et l’attachement à un lieu, qu’il soit une ville ou un pays, sont également dépassés pour le Narcisse contemporain.
Le football, le sport des sports de la globalisation, est transformé en marché globalisé où s’affrontent des mercenaires à coups de transferts de plusieurs millions d’euros. Être en sélection nationale ne se résume alors qu’à une ligne supplémentaire dans la case « crédit » de son compte courant. C’est aussi un paragraphe additionnel sur son curriculum vitae de mercenaire, qui attend la prochaine « grosse » offre d’un club. Nicolas Anelka leur a à tous montré la voie à suivre: « En équipe de France, je n’ai jamais voulu chanter la Marseillaise, ça ne m’est jamais venu à l’idée. Et si on m’avait demandé de le faire, j’aurais refusé, j’aurais quitté l’équipe. »
Sarkozy, Steve Jobs, Tapie et toute la troupe des « Pop Narcisse »
Le Narcisse contemporain veut être envié et non pas respecté. La vanité a remplacé l’orgueil et l’âpreté au gain. Il recherche ce fameux « quart d’heure de célébrité ». Or la célébrité n’est pas la réputation ou la renommée : c’est avant toute chose le pouvoir d’attirer l’attention sur soi, quitte à faire n’importe quoi pour cela. La publicité devient alors le moyen de diffusion de cette célébrité.
« Et l’incontournable Steve Jobs, gourou des afficicionados d’Apple, même mort, devient la figure emblématique du Narcisse hippie-yuppie : le yippie est né »
Tout le monde s’y met : la figure de l’homme riche et influent, qui restait tapi dans l’ombre pour asseoir son pouvoir, doit dorénavant se montrer, individualiser la réussite de son entreprise pour la faire avancer. Bill Gates se substitue à Microsoft. Le très discret Bernard Arnault se doit de jouer le jeu médiatique en donnant des interviews ici et là.
Et l’incontournable Steve Jobs, gourou des afficicionados d’Apple, même mort, devient la figure emblématique du Narcisse hippie-yuppie : le yippie est né. Il y a finalement peu de différences entre un Steve Jobs et un Ronald Reagan : ce sont les mêmes boîtes de relations publiques qui les forment, les conseillent. D’ailleurs, Reagan connaissait le métier : il fut lui-même acteur pour la publicité et le grand écran, face à James Dean. Tout un symbole.
En France, Bernard Tapie est, par excellence, la figure du Narcisse post-moderne de la politique spectacle : homme d’affaires, dirigeant d’un club de foot, politicard « radical de gauche », pilote de course, chanteur, acteur, animateur de télévision, dorénavant patron de presse et peut-être bientôt maire de Marseille, on se demande encore quelles sont les convictions qui l’animent. Aucune, bien entendu. Ce qui l’anime, c’est Nanard, le reflet distordu de sa toute puissance dans le miroir médiatique. Nous sommes dans l’ère des Public Relations : le neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays, auteur de Propagande – Comment manipuler l’opinion en démocratie, jubile dans sa tombe.
Le nouveau dirigeant politique met en avant ses qualités « présidentielles », sa capacité à gérer des crises mais surtout à les manipuler. Il joue également de sa vie privée : John F. Kennedy est le premier à instrumentaliser médiatiquement sa vie familiale à des fins politiques. Or cette vie privée se révèle, a posteriori, un désastre. Nicolas Sarkozy, avatar français de la politique du vide, « court vite mais où va-t-il ? » comme le titre si bien The Economist d’août 2007. Nous ne le savons pas.
« Il faut buzzer, occuper la scène médiatique, être au centre, » faire de la com’ « , dire quelque chose puis son contraire »
D’ailleurs, il ne le sait pas lui-même. Mais une nouvelle fois, l’homme pressé chanté par Noir Désir, n’a pas le temps de répondre à nos questions. Il faut buzzer, occuper la scène médiatique, être au centre, « faire de la com’ », dire quelque chose puis son contraire. Et ne jamais oublier la doxa suivante : le plus important n’est pas que l’on parle de « Moi » en bons termes mais que l’on parle de « Moi », tout simplement. DSK est rassuré…
Mohamed Merah, le Dark Vador de l’Empire du narcissisme
Dr Jean M. Twenge, qui est à l’origine de l’enquête sur l’explosion du narcissisme chez les étudiants américains, a publié un billet sur James Holmes, le tueur en masse du Colorado, intitulé « La revanche du Narcisse insulté ». Le parallèle avec Mohamed Merah a du sens : quand il prend ses armes, il attire toute l’attention d’un pays sur sa seule et unique personne, aussi misérable soit-elle, jusqu’à « voler la vedette » à ses victimes. Lorsque Imad Ibn Ziaten dit à Mohamed Merah, il y a exactement un an, droit dans les yeux, « Tu vas tirer ? Ben vas-y, tire. », nous ne retenons que l’acte sauvage du second et non l’altitude courageuse du premier qui a l’honneur de se tenir debout face à la mort.
« Une nouvelle fois, la mise en scène de sa toute puissance est parfaite : le scénario, planifié longtemps à l’avance, s’enfonce dans les détails, jusqu’aux répliques données au RAID. Il contrôle tout. Il est le directeur et l’acteur principal de son propre film »
Ces derniers mots, prononcés par le soldat montalbanais, ont, certes, été révélés tardivement dans la presse. Mais comment ont-ils été révélés ? Par les propres vidéos de Mohamed Merah qui, caméra au torse, a scrupuleusement filmé chacun de ses actes. Une nouvelle fois, la mise en scène de sa toute puissance est parfaite : le scénario, planifié longtemps à l’avance, s’enfonce dans les détails, jusqu’aux répliques données au RAID. Il contrôle tout. Il est le directeur et l’acteur principal de son propre film. Puis vient bien sûr la « scène » finale, qui renvoie définitivement Tony Montana dans le ring du cinéma hollywoodien. IAM nous avait avertis, dès 1995, en nous racontant l’histoire d’Andy et narrant ainsi les 24 images de violence télévisées qui inspirent une 25ème, réelle : « Il visionne Scarface et puis il s´identifie […] Il n’y a qu’un pas de la fiction à la réalité / J’en ai fait deux et je suis en train de crever / Je m’envole mais mon corps reste au sol aveuglé par une image /J’ai choisi le mauvais rôle. »
Facebook, notre « reflet » numérique à tous
Narcisse voit la vie de l’autre comme une extension de la sienne et les réseaux sociaux en sont une brillante illustration.
« Facebook, le Closer de Monsieur et Madame Tout-le-monde, où nos « amis » deviennent les spectateurs mais aussi les acteurs effarés de la mise en scène de notre propre vie privée. »
Et c’est d’ailleurs Akhenaton, du même groupe IAM, qui l’a récemment rappelé dans une tribune parue dans The Huffington Post et intitulée Me, myself and aïe : « Les réseaux sociaux sont là pour l’attester, tout comme les forums, les commentaires correspondent souvent à un gonflement de l’ego. Un quotidien coincé entre clics, buzz, tweets, et vues… » Le web 2.0 est étouffé par le narcissisme ambiant. Nous communiquons sur les réseaux sociaux mais nous cherchons avant toute chose notre individualité avec le culte de la « photo de profil » et toute la panoplie qui va avec. Chacun rêve de son « quart d’heure de célébrité » qui, s’il ne sera pas télévisé, comme d’ailleurs la révolution, passera dans un album Facebook. Facebook, le Closer de Monsieur et Madame Tout-le-monde, où nos « amis » deviennent les spectateurs mais aussi les acteurs effarés de la mise en scène de notre propre vie privée.
Face à ce constat, l’une des conclusions de Christopher Lasch est implacable : « Nous demandons trop à la vie, pas assez à nous-mêmes. »